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Une nuit de l’été 1940, mon grand-père et les siens sont déportés depuis Bialystok, où ils ont trouvé refuge, dans la république des Komis, territoire soviétique du Grand Nord.
Sont-ils condamnés à demeurer dans ces confins hostiles jusqu’à la fin de la guerre ? Eux l’ignorent, mais nous savons que le conflit va se poursuivre encore quatre années…
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Un bracelet d’écumes
Peu de mélodies m’émeuvent comme les chansons yiddish. Peut-être parce que joie et tristesse m’y semblent intimement proches. Je ne sais de quelle époque date cet attachement mais je me souviens d’une cassette de Chava Alberstein. Adolescente, je demandais à mon père de la passer dans la voiture, sur la route qui nous menait chez ma grand-mère. C’était comme un avant-goût de notre visite. Elle nous parlerait dans son français saumuré de diphtongues yiddish, ponctuerait ses phrases de nu, « alors ». Nous mangerions une soupe à l’orge perlé, une escalope panée (plat ashkénaze aussi ? m’interrogeais-je) et un gâteau aux pommes cuit à la poêle.
J’évoque ma grand-mère disparue, le yiddish, et me voici emportée par la mélodie douce-amère de la nostalgie, irrésistible comme une berceuse yiddish…
Aujourd’hui, dès qu’un concert kezmer ou yiddish s’annonce, si je le peux, je réserve ma place.
C’est ainsi que je suis allée écouter Shpilkes, un groupe de musique klezmer. Au mitan du spectacle, une chanson que je ne connaissais pas a attiré mon attention. C’était un poème mis en musique. La chanteuse l’a lu en français avant de le chanter en yiddish.
Qui restera
Qui restera ? Qu’est-ce qui restera ? Il restera un vent,
Restera l’aveuglement d’un aveugle, disparaissant.
Restera un signe de la mer : un bracelet d’écume,
Restera un petit nuage, enchevêtré dessus un arbre.
Qui restera ? Qu’est-ce qui restera ? Il restera une syllabe,
Herbe de la genèse en recréation croissant.
Restera la rose-violon, pour elle-même fleurissant,
Sept herbes d’entre les herbes chercheront compréhension.
Plus que toutes les étoiles depuis le nord jusqu’ici-bas,
Restera cette étoile qui tombe dans une seule larme.
Sans cesse une goutte de vin restera dans la cruche.
Qui restera, Dieu restera, cela ne te suffit pas ?
Ver vet blaybn?
Ver vet blaybn? vos vet blaybn? blaybn vet a vint,
Blaybn vet di blindkeyt funem blindn, vos farshvindt.
Blaybn vet a simen funem yam: a shnirl shoym,
Blaybn vet a volkndl fartshepet oyf a boym.
Ver vet blaybn? vos vet blaybn? blaybn vet a traf,
Breyshesdik aroystsugrozn vider zayn bashaf.
Blaybn vet a fidlroyz lekoved zikh aleyn,
Zibn grozn fun di grozn veln zi farshteyn.
Mer fun ale shtern azh fun tsofn biz aher,
Blaybn vet der shtern, vos er falt in same trer.
Shtendik vet a tropn vayn oykh blaybn in zayn krug.
Ver vet blaybn, got ver blaybn, iz dir nit genug(1)?
Que restera-t-il de ce Yerushe(2), de cet héritage qui m’est échu, l’histoire malmenée de ma famille ? De celle de tant d’autres familles juives de sa génération, ainsi que de la culture dont elles étaient porteuses ? Du yiddish ? Je n’ai pas de réponse à cette question, encore moins de remède à l’effacement. Seulement cette tentative : dessiner une ombre de ce qui fut, ce blog, un « bracelet d’écumes ».
Léa dans le labyrinthe
Je vous ai parlé de ces nouvelles connaissances que j’ai nouées à la faveur de mes recherches, et des découvertes qu’elles m’ont apportées.
La première que ces hommes et ces femmes, appartenant au groupe Facebook Yiddish pour les nuls, m’ont permis de faire, et que j’ai déjà évoquée, est un manuscrit. Il consigne les souvenirs de deux Juifs polonais déportés depuis Bialystok jusqu’à la république des Komis. Un itinéraire que ma famille a suivi quelques mois plus tard. C’est un peu comme si mes grands-parents témoignaient par la voix de ces deux hommes.
Aujourd’hui, je vais vous narrer une autre découverte qu’un membre de ce groupe a faite pour moi. Enfin, pas exactement une découverte. Une confirmation.
Toute personne qui comme moi mène des recherches sur l’histoire de sa famille – sans parler de celles engagées dans une quête généalogique – découvre l’univers foisonnant des bases de données. Je veux parler de ces sites internet qui consignent la trace d’hommes et de femmes sous la sobre forme de noms, dates, chiffres, lieux… : archives nationales polonaises, archives des mormons, mais aussi, de manière plus poignante : listes de personnes déplacées, listes de survivants… J’en ai évoqué certaines dans ma rubrique Léa lit ça.
« Bases de données ». Un nom peu lyrique, à l’image d’une réalité à mes yeux rebutante. Je diffère le moment de franchir ces grilles de dates et de chiffres. Heureusement, un autre membre du groupe yiddish a poussé pour moi la porte de ce monde austère.
Voir leurs noms sur une liste
La famille de Michel Mandel a comme la mienne été déportée dans la république des Komis. Il m’a fait profiter de son travail d’enquête. J’ai reçu de lui un document reprenant les noms de tous les membres de ma famille avec la mention de leur déportation.
Ces informations sont issues de Lists.memo.ru, site de base de données russe recensant toutes les victimes de la répression soviétique qui ont pu être identifiées.
Tout ce qu’ils ont raconté est vrai : telle est la pensée qui me traverse alors. Je n’en ai jamais douté, pourtant. Mais avec cette liste de mes proches issue d’un site officiel, l’histoire familiale, intime, émotive, devient fait objectif. J’en ressens une grande satisfaction.
Page d’accueil du site Lists.memo.ru
Le même site en français via Google Traduction
Google me permet d’identifier les passages qui m’intéressent. Mais la traduction qu’il m’offre ressemble à un collage surréaliste. Or, ce n’est pas de poésie que j’ai besoin ici. Qui déchiffrera pour moi ces informations ?
Un soir, sortant d’un concert de chanson yiddish et m’apprêtant à rentrer chez moi, je saisis une bribe de conversation qui me fait m’arrêter net. « Shoah » est le mot qui suspend mon pas. (Une personne saine aurait sans doute poursuivi sa route.) Mon intérêt n’a pas échappé à la personne qui a prononcé l’inhabituel sésame. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’un historien de la Shoah de nationalité ukrainienne.
Cet historien a bien voulu effectuer pour moi la traduction dont j’avais besoin.
Grâce à lui, j’ai pu comprendre que ce site reprend des livres de mémoire réalisés dans différentes républiques de l’ancienne URSS. Ces ouvrages sont diversement complets et détaillés selon les lieux et les moyens mis en œuvre. J’ai la chance que le livre de mémoire de la république des Komis soit particulièrement abouti. 8 volumes ont été publiés.
Afin de préserver l’anonymat des membres de ma famille, je n’afficherai pas ici la page où apparaissent leurs six noms. Mais, grâce à mon nouvel ami historien, je peux retranscrire ce qu’indique Lists.memo.ru pour chacun d’eux :
Né(e) en (année de naissance), Varsovie. Résidence : région de Bialystok, Bialystok. Condamné(e) le 29 juin 1940. Verdict : installation spéciale dans la république des Komis, village Kyltovo, district de Zheleznodorojniy. Source : Livre de mémoire de la République des Komis.
« Installation spéciale » : cette expression retient mon attention. Je le rattache au statut de « colons spéciaux » ou « déplacés spéciaux » propre aux membres de ma famille. C’était en effet le vocable utilisé par l’administration soviétique pour désigner ces populations déplacées de force dans les confins de l’URSS.
Une information se détache. Elle répond à ma soif de dater et de situer. Il s’agit de la date de déportation de ma famille : le 29 juin 1940.
La république des Komis : il y a un après
Quand ma grand-tante Genia se remémore les longs mois passés dans le Grand Nord, domine le souvenir du désespoir qui s’était emparé d’eux. Ils pensaient ne jamais pouvoir repartir.
Un tournant décisif dans le conflit et le jeu des alliances est venu à leur aide. Le 22 juin 1941, Hitler envahit l’Union soviétique, violant le pacte de non-agression qui lie les deux puissances. C’est l’opération Barbarossa. L’URSS rejoint le camp allié.
Le 30 juillet 1941, un accord entre l’URSS et le gouvernement polonais en exil à Londres décide la libération de milliers de Polonais déportés en Union soviétique depuis le début de la guerre.
Le 12 août, le gouvernement soviétique déclare officiellement une amnistie générale pour les citoyens polonais présents sur le territoire soviétique.
Ma famille est donc autorisée à partir. Quelle va être sa destination ?
La réponse – en serez-vous étonnés ? – est à découvrir dans un prochain billet…
Léa de Kokjengak
(1) Extrait d’Avrom Sutzkever, Di fidlroyz, Tel Aviv, 1974. Traduit du yiddish par Jean-René Lassalle avec le texte original et des traductions allemandes et anglaises, reproduit dans le site Bibliotheca Augustana / Iidica / Sutzkever, Hochschule Augsburg.
Source : http://poezibao.typepad.com/poezibao/2015/03/anthologie-permanente-avrom-sutzkever.html. Traduction translittérée.
(2) « Yerushe », « Héritage », est le titre d’un spectacle de chansons yiddish d’Eléonore Biezunski, chanteuse du groupe Shpilkes.
Merci beaucoup Lea de partager avec nous l’ histoire de votre famille , c’ est émouvant et passionnant .
Merci beaucoup Jeanne !
Bonjour,merci pour ce témoignage, partage,très émouvant.
J’ai les mêmes sentiment en écoutant la musique yiddish,moi c’était des 78 tours de LEO FULD que j’écoutais à 6,7 ans sur un vieux gramophone, je l’écoute toujours aujourd’hui,sa voix me déchiré le coeur,et me remplis de bonheur quand il chante’’freitag oyf der nakht’’.J’attends avec impatience la prochaine episode.☺
Merci Bart ! Je connais peu Leo Fuld. J’ai encore beaucoup à découvrir, et notamment dans le domaine de la chanson yiddish ! En tout cas je ne peux que comprendre l’émotion que les chansons yiddish suscitent en vous.