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Varsovie puis Bialystok (Pologne). Tcheliabinsk en Sibérie. A nouveau Bialystok. Et à présent la république des Komis, obscurs confins soviétiques traversés par le cercle arctique. Que de kilomètres parcourus par mes grands-parents et leur famille depuis le déclenchement de la guerre ! Et nous ne sommes qu’en juin 1940…
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Aujourd’hui, je comptais clore l’épisode république des Komis : ces longs et pénibles mois que mon grand-père et les siens ont dû passer dans ce territoire du Grand Nord. J’étais d’ailleurs fière d’évoquer ce moment de leur histoire dont, il y a seulement trois ans, j’ignorais tout – jusqu’à l’existence de cette contrée au nom étrange.
Mais j’ai du nouveau à vous livrer. Je vous invite donc à vous attarder avec moi en ces lieux, aussi inhospitaliers soient-ils.
C’était à Kyltovo, village des Komis
Mes connaissances sur cette période de la vie de mon grand-père me viennent de Kuba, son frère, et de la femme de ce dernier, Genia. Ils étaient du voyage et ont narré leur périple dans un film que j’ai vu et revu. Kuba n’est plus là pour compléter son récit. Quant à ma grand-tante, le courage semble lui manquer pour faire revivre ce passé. Parfois, je prends mon téléphone et j’appelle Genia pour prendre de ses nouvelles et aussi, bien sûr, pour l’interroger. Très vive, excellente conteuse, elle a toujours un souvenir à évoquer pour vos oreilles attentives.
Depuis longtemps, je cherche à savoir dans quelle partie de la république des Komis ma famille a passé ces longs mois qu’elle s’est empressée d’oublier. Ma grand-tante n’a pas ce nom en tête. Il lui faudrait fouiller. Peut-être se hisser sur le tabouret de la cuisine pour extraire du haut de la penderie les boîtes à chaussures pleines à craquer de photos sépia, de lettres et de cartes postales anciennes. Est-ce ainsi que la scène s’est déroulée ? Le fait est que, lors de notre dernière conversation à distance, alors que j’avais publié mon billet narrant l’épisode république des Komis, ma grand-tante a retrouvé le nom : « Kyltovo », s’écrie-t-elle au téléphone, mettant tout l’accent sur la première syllabe.
Sur Internet, impossible de trouver la moindre information. Kyltovo a-t-il disparu de la carte ou dois-je m’en prendre à la barrière de la langue ? J’ai demandé de l’aide. Colette appartient au Cercle de généalogie juive, que j’ai rejoint au début de mes recherches. Ses animateurs se sont partagé les continents et Colette « règne » sur l’Europe de l’Est. Elle a localisé Kyltovo pour moi. Ce village se situe à 75 kilomètres de la capitale, Syktyvkar, elle-même située au sud de la république des Komis. En 2007, il comptait cinquante-deux habitants. Un village, en effet ! Kyltovo n’en possède pas moins son monastère, dont il est fier au point de lui dédier un coquet site internet : http://kyltovo.ru
Mais encore ? Ai-je attendu aussi longtemps pour extraire de ce « Kyltovo » ces minces informations ? Village plutôt que ville, sud plutôt que nord, il est vrai… Mais ce nom nouveau ne m’éclaire en rien sur la manière dont ma famille vivait au jour le jour en 1940-1941. Cependant… Cependant j’ai à présent un point de départ, un filet tendu qui, à son heure, me permettra peut-être d’engranger de nouvelles données familiales.
Le cercle (presque disparu) des Komis
Ce « scoop » de Kyltovo – si je peux ainsi nommer des événements vieux de plus de soixante ans – suffit-il pour me retenir dans le Grand Nord ? Peut-être pas. Mais, depuis mon dernier billet, j’ai appris bien d’autres choses sur l’histoire de ma famille dans cette région. Plus précisément, sur les conditions du périple qu’elle a dû accomplir pour atteindre ce no man’s land soviétique. Et la manière dont j’en ai pris connaissance est inattendue.
Revenons à mon précédent billet. Je disais vouloir rencontrer des femmes et des hommes eux aussi passés par la république des Komis durant la guerre. Convenons-en : que mon grand-père, ou tout autre individu, y ait été expédié à un moment de son existence, intéresse un nombre infime de personnes. La plupart ignorent même qu’un tel lieu existe. Mais ceux pour qui il signifie quelque chose d’intime sont avides de réunir les pièces manquantes.
C’est un peu comme le yiddish. Une poignée de personnes le parlent, l’apprennent. Mais il est infiniment précieux aux yeux de ce peu-là. C’est vers cette « communauté » que je me suis tournée : j’ai rejoint des réseaux sociaux liés à la culture yiddish, notamment un groupe Facebook. Le hasard s’est montré généreux : j’y ai fait la connaissance de plusieurs membres dont les parents, juifs ashkénazes, ont eux aussi été envoyés de force dans la république des Komis ! À ceux qui peut-être me lisent, j’adresse de chaleureux remerciements pour ce qu’ils m’ont appris.
Je vais maintenant vous narrer ces nouveaux éléments.
Chaïm et Shulem
Dans un billet précédent, j’ai dit tout ce que je savais sur l’envoi de ma famille dans la république des Komis. Elle a été emmenée dans des camions, puis en train et a pris le bateau. Sommaire…
C’est à présent qu’intervient le groupe virtuel dont je vous ai parlé. Le père d’un de ses membres a lui aussi été envoyé dans la république des Komis. Mais pas à Kyltovo : à Wodny-Promysl, aujourd’hui Vodny. Il s’appelait Chaïm Lonka. Lorsqu’il a été emmené par le NKVD, il se trouvait avec Shulem Rozenberg, que j’ai déjà évoqué. Chaïm Lonka et lui ont fait comme mes grands-parents le voyage Bialystok-république des Komis. Une différence : Shulem et Chaïm ont été « déplacés » en septembre 1939 ; ma famille, en juin 1940.
Or le fils de Chaïm, Jean-Claude, a retranscrit le périple de Shulem et de son père – parmi bien d’autres événéments de cette époque – et en a fait un livre pour ses proches. Il a bien voulu m’en transmettre la version numérique. Grâce à lui, je vais refaire le voyage de Bialystok à Syktyvkar. Car il me semble vraisemblable que, à quelques mois d’intervalle, mon grand-père et les siens ont marché dans les pas de Chaïm et Shulem.
Commençons le récit de Jean-Claude.
Son père, Chaïm, et ses amis ont quitté Varsovie pour Bialystok, comme mon grand-père, mais dans un but différent. Ils souhaitent combattre dans les rangs de l’Armée rouge – rappelons que Bialystok est rapidement tombé dans les mains de l’URSS. Ainsi que mon grand-père et sa famille le feront à leur tour, Chaïm et ses camarades refusent de prendre la nationalité soviétique, persuadés que la guerre prendra rapidement fin et qu’ils ne tarderont pas à retrouver leur foyer. En septembre 1939, le NKVD vient tous les chercher. D’après le récit de Shulem, c’est le jour du Kippour qu’a lieu le départ forcé.
Encadrés par un petit contingent armé, ils sont emmenés à la gare. Le train dans lequel on les fait monter comprend quelques compartiments, mais surtout des wagons destinés au transport de marchandises. Le voyage vers l’est commence.
Shulem Rozenberg a décrit l’atmosphère qui règne dans les wagons. Les exilés se racontent des histoires, les livres qu’ils ont lus, les pièces de théâtre auxquelles ils ont assisté, leurs espoirs. Ils évoquent leur famille. Avec certains soldats de l’Armée rouge, les rapports sont presque conviviaux. Ils leur donnent de l’eau, des cigarettes et autres denrées. Ils distribuent même des jeux de cartes, des dés et des damiers.
On joue aux échecs, aux dames, au backgammon. Les malades peuvent compter sur le secours de médecins, de pharmaciens, d’étudiants en médecine qui font partie du voyage. Argent et vodka circulent. Aucun recours à la violence, mais les exilés sont surveillés et les tentatives de fuite, rares. Ceux qui prennent ce risque sont rattrapés et brutalisés, avant d’être réintégrés de force dans les wagons.
Des étapes permettent le ravitaillement en vivres. C’est l’occasion de sortir quelques minutes. Après un voyage d’un mois environ, ils atteignent Moscou, où ils sont pris en charge par l’armée soviétique. Le convoi mêle prisonniers pour délits mineurs, prisonniers politiques antisoviétiques, juifs. Encadrés par les militaires, ils sont dirigés vers un quai où un autre train les attend pour les conduire à Iaroslavl, à quelque 270 kilomètres de Moscou. Ils s’apprêtent ainsi à emprunter la mythique ligne du Transsibérien.
Alors que les prisonniers pour délits mineurs et les prisonniers politiques doivent rester dans la gare, sous l’œil de militaires, les autres – dont nos amis Chaïm et Shulem –, munis d’un sauf-conduit valable pour la journée, ont la permission de visiter la ville ! Il est vrai que, leurs papiers confisqués, le risque qu’ils s’enfuient est faible. Puis le voyage reprend. Cinq jours après (mais peut-être six, peut-être sept) et
170 kilomètres plus loin, toujours vers l’est, c’est la ville de Vologda.Cette fois, on les achemine vers une rivière,
appelée . Sur le quai, des barges les attendent. Un mois et demi environ s’est déjà écoulé depuis qu’on est venu les chercher à Bialystok.
J’évoquerai dans mon prochain billet cette partie fluviale de l’épopée de ma famille et de celle de Chaïm et Shulem, ces immenses bateaux à découvert semblables à des îles mouvantes où auraient échoué des naufragés, avec une vie qui s’organise. Et puis, je n’en ai pas fini avec les révélations apportées par cette communauté, toute nouvelle pour moi, réunie autour de l’amour du yiddish.
Léa de Kokjengak