#17 Vivre et survivre à Kök-Janggak

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Après des déplacements de géant en différents points de l’URSS, ma famille pose ses valises pour un moment à Kök-Janggak, au Kirghizistan. C’est là que mon grand-père a un grave accident, dans la mine de charbon où il travaille. Mais Kök-Janggak, ce n’est pas que des événements malheureux.

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La vie en sourdine

Jamais deux sans trois, dit-on. Trois événements importants pour ma famille ont Kök-Janggak pour théâtre. Le problème est que, à 70 années de distance, je n’ai aucune idée de leur ordre de succession. Je prends donc le parti d’alterner événements heureux et malheureux.

Mais je voudrais revenir d’abord sur l’accident de mon grand-père. C’est troublant comme on omet parfois certaines choses capitales. De la part de Léa l’étourdie, cela ne devrait plus vous étonner. Une autre séquelle de l’explosion de dynamite près de lui est la perte partielle de son audition. D’après ma mère et mon oncle, un de ses tympans s’est perforé. Avec l’âge, le problème s’est accentué. Je l’ai toujours connu un appareil à l’oreille – sauf quand il retournait la maison pour le chercher. Et ce n’étaient pas ces appareils discrets que nous connaissons aujourd’hui. Ce massif objet de plastique gris, malgré sa laideur, semblait désireux d’attirer le regard.

J’ai appréhendé les désagréments que provoque la surdité à la lecture d’un roman de David Lodge, La Vie en sourdine. Les mésaventures du personnage principal, professeur de lettres, sont déclenchées par les paroles mal comprises d’une aspirante étudiante. David Lodge, qui connaît bien la question, évoque aussi les conséquences disproportionnées d’un simple oubli – éteindre l’appareil pour que la pile ne s’use pas.

À cause de cette surdité, il était difficile d’avoir une relation personnelle avec mon grand-père. Lui servait-elle de refuge ? Lors des réunions de famille, il participait aux accès de gaieté qui parcouraient la tablée mais, dans mon souvenir, ne les provoquait pas.
On pouvait avoir le sentiment que cette surdité était commode pour lui, qu’il en usait pour qu’on le laisse en paix. C’est, me semble-t-il, un trait courant dans ma famille – le besoin parfois de prendre du champ. À moins que, contraint à cette tour d’ivoire protégée du bruit, il ait fini par s’y trouver bien et par préférer sa propre petite musique au brouhaha confus de l’extérieur.

Grand-mère Courage

J’ai parlé, au début de ce billet, d’événement heureux. À ces mots, on pense immédiatement à une chose. Mais la surprise, c’est que ma grand-mère a donné naissance non pas à un, mais à deux bébés. C’est elle qui aurait averti le médecin (elle aurait même dû insister) après avoir accouché de son garçon : Ce n’est pas fini. Le paradoxe est celui-ci : avoir des jumeaux en temps de guerre, alors qu’on ne mange pas à sa faim, est-il vraiment un événement heureux ?

Beaucoup d’éléments rendent à mes yeux légendaire, mythique, la naissance de ma mère et ses premiers mois. Elle ne vivra pas ! a affirmé le médecin. Elle est trop faible. Ma grand-mère, qui voulait une fille, s’est employée à le démentir. Sous-alimentée, elle n’avait pas de lait. Le riz en a tenu lieu pour les deux nourrissons. Tel est le récit de ma grand-mère à ma mère, magnifié par ses dons de conteuse. Elle, mère Courage, bravant le décret de la personne qui sait, maintenant ma mère en vie par la seule force de son amour.

Keys kikhn* de Proust

Ma grand-mère a disparu quelques mois avant ma naissance, alors que ma mère me portait et était à quelques semaines d’accoucher. Je n’ai donc pu entendre ce récit de sa bouche. Mais quand j’étais petite, mon grand-père a raconté les premiers mois de vie de ma mère.  Je me rappelle ce dîner chez lui, la fascination que j’ai ressentie à l’écoute de son récit. Mais… je n’ai gardé presque aucun souvenir de ce qu’il a dit.

Restent des images que ses paroles ont fait naître. Je vois ma grand-mère un fichu autour de la tête, ses bébés dans un autre fichu serré autour de la taille. Avec son lourd fardeau, elle avance en luttant contre le vent qui souffle en sens opposé. À vrai dire, je ne vois qu’un bébé : ma mère.

Cette vision me fait penser à l’affiche de Conte d’hiver de Rohmer. Dans une scène du film, la mère va au théâtre voir Le Conte d’hiver de Shakespeare. Rohmer nous montre la scène où le roi retrouve sa femme qu’il croyait morte par sa faute. Une seconde chance lui est offerte comme, en un sens, cela a été le cas pour ma mère.

Affiche du film « Conte d'hiver » d'Éric Rohmer.
Affiche du film « Conte d’hiver » d’Éric Rohmer.

Pas montée en graine

Ma mère est toute petite. Je me suis toujours demandé si les carences alimentaires dans ses premiers moments de vie en étaient la raison. Cendrillon miniature, il lui faut écumer les magasins pour trouver pointure de poupée à son pied. À moins que sa taille modeste ne soit héritée d’une autre branche de la famille.

Je me suis demandé aussi si ce quelque chose de cuirassé, de dur à cuire qui m’apparaît parfois chez elle était né dans ces premiers mois où elle avait dû lutter pour sa survie. Je ne l’ai jamais vue pleurer. Dans les moments décisifs, une énergie minérale semble soudain se condenser en elle, non pas prête bondir, mais pour endurer et résister.

Un été 44

Comme je vous l’ai dit, il m’est impossible d’agencer dans le bon ordre les événements que ma famille a vécus à Kök-Janggak. J’ignore par exemple si la naissance de ma mère et de mon oncle est survenue avant ou après l’accident de mon grand-père – ce qui a une importance capitale dans la façon dont ils ont vécu leurs premiers instants.
Je peux cependant dater cette naissance : elle a lieu le 1er juillet 1944.

Pour vous donner quelques repères :
– 19 avril-16 mai 1943 : le ghetto de Varsovie se révolte. L’insurrection est écrasée
– 4 janvier 1944 : l’Armée rouge entre en Pologne
– juin 1944 : les Alliés débarquent en Normandie

Et quelques événements clés qui ne se sont pas encore produits :
– 24 juillet 1944 : le camp d’extermination de Majdanek est libéré par les troupes soviétique
– 1er août-2 octobre 1944 : la résistance polonaise se soulève à Varsovie. Elle est anéantie
– 17 janvier 1945 : les Allemands évacuent Varsovie

Je clos ce billet sur un document attestant la naissance de ma mère et de mon oncle. Il s’agit d’une page d’un registre listant des personnes déplacées du camp de Fritzlar, en Allemagne (j’anticipe ici sur la suite de mon récit).
Ce document est d’autant plus précieux que, sur les papiers d’identité français de ma mère et de mon oncle, leurs parents ont choisi d’indiquer « Varsovie » en lieu de naissance. Les prénoms surlignés (par moi) sont ceux de ma mère et de mon oncle. Pour préserver l’anonymat de ma famille, je n’ai pas fait apparaître la colonne des patronymes.

Comme cette liste est établie en yiddish avec l’alphabet latin, l’orthographe est déroutante. Varsovie, « Warszawa » en polonais, devient ainsi « Warszau ». Et, dans le cas de ma famille, « Jalal-Abad » a été métamorphosé en « Tezalil », sans doute parce que la personne qui l’a écrit ne connaissait pas ce lieu et a transcrit ce qu’elle a entendu. Peut-être pour la même raison, ma mère porte un prénom masculin, Mendel.

Dans l’épisode précédent, j’avais annoncé que le prochain billet s’intitulerait « Vie et mort à Kök-Janggak ». Je n’ai traité qu’une partie du sujet : la seconde, d’une tonalité plus grave, est à suivre.

Léa de Kokjengak

Découvrez aussi la biographie illustrée, la chronologie et la géographie des déplacementsles vidéos dans les rubriques dédiées de « Pain au pavot de Varsovie ».

* Le gâteau au fromage, keys kikhn en yiddish, est une spécialité ashkénaze. À ne pas confondre avec le cheesecake, il est une institution chez les Juifs polonais, et peut-être tout particulièrement dans ma famille.

4 Comments

  1. Michel

    Merci, Léa, de partager cette histoire de vie familiale!

    Le keyskikhn était aussi une institution chez mes parents, un dessert de fête, et j’en garde un souvenir « magdaléno-proustien »!

    Quant à l’orthographe des lieux et des noms, ainsi qu’aux dates, c’est la croix (si j’ose dire!) et la bannière pour les historiens et généalogistes: Les fonctionnaires écrivaient ce qu’ils voulaient (ou pouvaient…) et parfois, les gens changeaient eux-mêmes pour de bonnes raisons: ne pas être reconnu, paraître moins juif, éviter le service militaire, être sélectionné pour le travail plutôt que la chambre à gaz…

    Le film « SAVED BY DEPORTATION – An Unknown Odyssey of Polish Jews » de Sławomir Grunberg décrit l’odyssée de Juifs ayant été déportés comme main d’oeuvre de Pologne vers l’Est par les soviétiques. C’était un peu moins pire que pour ceux qui sont restés car en URSS, ils souffraient de faim, de froid, de maladies et d’accidents, mais il n’y avait pas de volonté d’extermination, voire même pas d’antisémitisme!

    Michel

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    1. Léa de Kokjengak

      Merci pour votre message, Michel, et pour vos informations. J’ai vu « Saved by deportation » également. L’odyssée qu’il décrit ressemble par bien des points à celle de ma famille, même si les lieux ne sont pas exactement les mêmes. J’ai adoré voir ces personnes revenir, une fois retraitées, sur les lieux mêmes où elles avaient été envoyées par les autorités soviétiques. Parfois les baraquements existaient encore ! Passionnant et émouvant. J’espère faire un jour moi aussi un tel périple : à Tcheliabinsk, dans la république des Komis, Kök-Janggak…

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