#16 Qui connaît Kök-Janggak ?

Dans les billets précédents

Kök-Janggak : tel est le nom de la ville minière du Kirghizistan où ma famille s’installe en 1942, après avoir travaillé dans un kolkhoze de production de coton ouzbek. C’est aussi le théâtre d’événements majeurs dans son existence.

Découvrez le billet précédent
Commencez le récit depuis le début

Bienvenue à Kök-Janggak

Dans mon dernier billet, j’ai évoqué l’importance de Kök-Janggak dans l’histoire de ma famille.  Et, partant, dans mon imaginaire. Ce n’est pas un hasard si j’ai choisi le nom de cette ville comme pseudonyme pour ce blog.

Mais commençons par présenter les lieux. Kök-Janggak (que je retrouve sous des graphies variées : Kökjanggak, Kok-Jangak, Kok-Janggak, Kok-Yangak…) se situe dans une région montagneuse dans la province de Jalal-Abad à l’ouest du Kirghizistan, à 14 kilomètres de la ville du même nom.

Carte de situation de Kök-Janggak sur Google Maps

Kök-Janggak. Trois syllabes qui résonnent comme le clairon d’un coq. Trop peut-être pour cette discrète localité. Mais Kök-Janggak n’a-t-il pas des raisons de s’enorgueillit puisqu’il a bouleversé le destin de ma famille ?
Derrière sa forme incongrue qui laisse libre cours à mon imagination, Kök-Janggak a une signification : « le noyer vert » en kirghiz et en ouzbek. Impossible pour moi de dire si cela correspond à une réalité de la végétation des lieux ou y a correspondu, en 1942 ou avant. Il est du moins une chose pour laquelle Kök-Janggak est connue : l’extraction du charbon, qui  y a débuté en 1916.
Tout cela, je l’apprends par Wikipedia et grâce à la version anglophone d’un site portail qui présente les municipalités kirghizes. Wikipedia me conduit également à un article scientifique sur le développement de l’exploitation du charbon au Kirghizistan… dont je vous fais grâce.

Et c’est évidemment dans une mine de charbon que ma famille travaille. Écoutons le récit de Kuba :

À nouveau, le témoignage de mon grand-oncle fait surgir le doute et m’invite à m’appuyer sur son témoignage avec précaution. Il dit que Kök-Janggak se trouve à une vingtaine de kilomètres de l’Afghanistan. Or le Kirghizistan est séparé de l’Afghanistan par le Tadjikistan, dont les frontières sont alors déjà celles que nous connaissons actuellement. Kuba fait donc une confusion entre Tadjikistan et Afghanistan.

Au charbon

Qui parmi les membres de ma famille travaille à la mine ? Mon grand-père, c’est une certitude ; son père aussi, comme la suite des événements vous l’apprendra, ainsi que mon grand-oncle Kuba. Ma grand-mère ne travaille pas, et la mère de mon grand-père se trouve en maison de retraite.

En écrivant ces mots, je saisis pleinement une chose. Malgré la vie toujours difficile, le conditions de travail pénibles, la faim qui continue de se faire sentir, ma famille n’est plus prisonnière comme elle l’était un à deux ans plus tôt dans le Grand Nord. Écoutons la suite du récit de mon grand-oncle sur la vie à Kök-Janggak :

À ce moment, comme j’ai eu l’occasion de l’évoquer, un certain nombre de Juifs polonais tentent de rejoindre l’armée polonaise nouvellement constituée sous la direction d’Anders. À mon étonnement, Kuba évoque plutôt la possibilité d’être enrôlé dans l’armée soviétique :

Stakhanovisme et graines de pavot

Kuba ne s’étend pas sur le rythme de travail et la productivité exigés d’eux. De mon côté, je ne peux m’empêcher de songer au terme « stakhanoviste ».
Car comme mon grand-père en 1942, Alexis Stakhanov était mineur. Un mineur de fond qui travaillait non pas en Asie centrale, mais dans la région du Donbass. Il est connu pour avoir battu les records d’extraction de charbon le 31 août 1935 : 102 tonnes en 6 heures. Il s’agit certainement d’une version inventée par Moscou pour encourager l’émulation. Elle n’en est pas moins révélatrice de l’exigence de rendement à laquelle étaient soumis les ouvriers(1).

Est-ce cette exigence qui a causé l’accident ? J’ai parlé d’événements dignes d’un roman. Je plonge à présent dans le Germinal de Zola, quoiqu’il s’agisse d’une variante. Voici le récit qui m’en a été fait.

Une des tâches de mon grand-père consiste à poser des bâtons de dynamite pour ouvrir des galeries dans la mine. Puis il s’éloigne et compte les détonations avant de revenir constater les effets des déflagrations. Pour 5 bâtons de dynamite, 5 détonations. Mon grand-père est revenu trop tôt sur ses pas et a reçu l’explosion en plein visage. Il avait mal compté. J’ai connu un grand-père avec un œil laiteux privé de vision et les paupières piquetées de particules de charbon, tels des grains de pavot. Après l’accident, m’a-t-on raconté, son visage était entièrement noir.

La petite Léa avec une chaussure noire

À mon tour, une chose me « saute aux yeux » : la ressemblance entre mon grand-père et moi. Ce qui a causé ce drame, certes dérisoire comparé à l’inouïe tragédie de cette guerre, ce n’est pas les nazis, même s’ils ont leur responsabilité dans l’enchaînement des événements qui a conduit mon grand-père dans cette mine. Un métier dangereux, des conditions difficiles liées au conflit ont joué aussi leur rôle. Mais il m’apparaît qu’une chose surtout a provoqué l’accident de mon grand-père, un trait de caractère qui en d’autres circonstances pourrait paraître amusant : l’étourderie.

Petite blonde avec une chaussure noire, je suis bien la petite-fille de mon grand-père. Sauf qu’avec moi, exit le registre du tragique puisque j’ai le loisir de fuir les situations où cette disposition pourrait m’exposer. Je ne conduis d’ailleurs pas – ni voiture ni vélo. Malgré un sac d’une profondeur insondable que je trimballe en tout lieu, j’ai toujours oublié quelque chose quelque part. Avec la troisième génération que j’incarne, bienvenue dans la comédie à la Pierre Richard, avec quiproquos, avions manqués et bottines dépareillées.

La prochaine fois, je vous poursuivrai l’histoire de ma famille à Kök-Janggak, dans un billet que je choisirai peut-être d’intituler – d’une manière certes mélodramatique mais fidèle à la réalité : « Vie et mort à Kök-Janggak ».

Léa de Kokjengak

Découvrez aussi la biographie illustrée, la chronologie et la géographie des déplacementsles vidéos dans les rubriques dédiées de « Pain au pavot de Varsovie ».

(1) Jean Ellenstein, D’une Russie à l’autre. Vie et mort de l’URSS, Messidor/Éditions sociales, 1992.

4 Comments

    1. Bella Rybowsky

      Merci Léa, je suis avec beaucoup d’intérêt votre pain aux pavots, quelle émotion aussi d’entendre Jeannette et Kuba, merci Danie d’avoir recueilli leur témoignage.

      Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *