#13 Climat clément d’Asie centrale

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À l’été 1941, le 12 août précisément, l’URSS « amnistie » les milliers de Polonais qu’elle retient prisonniers sur son territoire. Mon grand-père et les siens peuvent quitter la république des Komis dans le Grand Nord, où ils ont été déplacés de force. Direction : Tachkent en Ouzbékistan.

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La réponse vient d’Australie

Grâce à une vidéo, j’ai la chance de connaître les grandes étapes des déplacements de ma famille pendant la guerre. Mais il m’importe aussi de les mettre en perspective. Ainsi : combien sont-ils à se diriger vers le Sud soviétique, c’est-à-dire l’Asie centrale, après avoir été libérés par l’URSS ?

Dans “A Different Silence”, l’universitaire John Goldlust s’attache à l’histoire des Juifs qui ont survécu en Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale(1). À sa lecture, j’ai le sentiment jubilatoire qu’il a été rédigé à mon intention, tant sont nombreuses les réponses qu’il m’apporte. Pourtant, il retrace le sort de plus de 200 000 Juifs. Peut-être celui de votre propre famille ? Dans les paragraphes qui suivent, je m’appuie largement sur cet article.

Ce dernier est paru dans une revue australienne : nombre des Juifs polonais qui ont fui du côté soviétique ont plus tard émigré dans ce pays. Mon grand-père lui-même, à Paris, a rempli une demande en 1951 pour s’y installer, comme je l’ai découvert dans un document conservé par l’ITS.
C’était sans doute une autre Australie que celle d’aujourd’hui. Au moment où j’écris, le traitement qu’elle fait subir aux réfugiés et demandeurs d’asile est dénoncée par les ONG(2).

Parmi des milliers de réfugiés

Première réponse de John Goldlust, que j’ai déjà évoquée dans mon dernier billet : les Polonais libérés sont nombreux à opter pour l’Asie centrale soviétique. (Pour rappel, les déplacements forcés, l’emprisonnement par l’URSS, ont concerné des Polonais juifs comme non juifs.)
Quand les autorités soviétiques amnistient les citoyens polonais, elles les autorisent en effet à se réinstaller dans d’autres parties de l’Union soviétique, à l’exception des grandes villes de l’Est(3). La plupart se dirigent vers les républiques soviétiques de l’Asie centrale, en particulier l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Turkménistan et le Tadjikistan(4), au climat plus tempéré et où, dit-on, il est possible de trouver du travail. Ma famille, qui rejoint Tachkent en Ouzbékistan, n’échappe pas à la règle.

Certains misent sur la proximité géographique avec l’Inde et l’Iran. Ils espèrent que les frontières avec ces pays sont plus poreuses et leur permettront de fuir l’URSS(5).

L’Asie centrale soviétique fin 1936. Source : Jean et André Sellier, Atlas des peuples d’Orient, Paris, La Découverte, 1993.

Mais tous ces Polonais juifs et non juifs ne constituent qu’une fraction infime des réfugiés qui affluent alors vers l’Asie centrale soviétique.
Presque immédiatement après l’attaque allemande contre l’URSS, le gouvernement soviétique met en œuvre un gigantesque plan d’évacuation. Dès décembre 1941, au moins 10 millions de citoyens soviétiques sont passés de la zone « européenne » de l’URSS à la zone « asiatique ».

Il y a « réfugiés » et « réfugiés »

À l’été 1941, un certain Zyga Elton se trouve dans un train en direction de l’Ouzbékistan. Il n’a pas été victime de la politique de déplacements forcés soviétique. Ses observations sur les réfugiés en partance pour Tachkent sont restituées dans l’article de John Goldlust :

« À Kzyzl Orda [dans le sud du Kazakhstan] sur la route de Tachkent, nous croisâmes un vaste convoi de wagons destinés au bétail rempli de gens, laissés sur le côté de la voie ferrée […]. La plupart étaient vêtus misérablement. Certains étaient habillés de loques, des vêtements autour des pieds en guise de chaussures. C’étaient des citoyens polonais libérés […] selon les termes de l’accord entre le gouvernement polonais en exil et l’Union soviétique […]. Ces gens avaient faim et n’avaient pas mangé depuis plusieurs jours(6). »

Ma famille, après des mois en proie à la faim et aux privations, ne doit guère offrir un spectacle plus enviable.

Citoyenneté polonaise

L’article de John Goldlust évoque un point auquel je n’avais jamais songé.
D’après l’historien australien, les amnistiés retrouvent leur citoyenneté polonaise. À cette fin, des représentants du gouvernement polonais en exil sont autorisés à installer des « ambassades » à travers l’Union soviétique(7).

Zev Katz, cité par Goldlust, raconte qu’on réunit les détenus de son camp de travail en Sibérie pour les informer qu’ils sont à présent citoyens polonais et alliés des Soviétiques. Quelques semaines plus tard, il reçoit le « précieux morceau de papier ».
J’ai demandé à ma grand-tante Genia si les choses se sont déroulées ainsi. Cela ne lui évoque rien.

Même chose concernant le trajet vers Tachkent. Zev Katz raconte que des représentants du gouvernement polonais arrivés au camp les informent qu’un train spécial va bientôt arriver à la gare la plus proche pour les emmener dans des contrées d’Asie centrale au climat chaud.
Ma grand-tante ne m’a pas davantage parlé d’un train spécialement affrété pour eux. Mon grand-oncle évoque simplement des wagons à bestiaux.

Rejoindre Anders ?

Je n’ai pas encore évoqué une initiative importante liée à l’accord de 1941 entre les Soviétiques et le gouvernement polonais en exil. Il s’agit de la formation d’une armée rassemblant des citoyens polonais présents en URSS, et placée sous le commandement du général Anders.

Certains amnistiés juifs polonais ont tenté de la rejoindre(8). Il est vrai que c’était une opportunité de fuite. Une fois formée, elle devait quitter l’URSS et traverser l’Iran pour rejoindre les forces armées au Moyen-Orient sous mandat britannique. C’était un moyen de quitter l’URSS pour la Palestine, une information qui ne tarda pas à se diffuser. D’autres Juifs polonais souhaitaient simplement combattre.

John Goldust cite de nombreux exemples de Juifs qui ont tenté de rejoindre cette armée. Sans succès. « Les Juifs n’étaient pas acceptés », conclut Moshe Grossman, comptant parmi les refoulés(9). On estime à 6000 le nombre de Juifs dans l’armée d’Anders à l’été 1942. Nombre d’entre eux l’ont désertée et ont disparu dans des villes juives et des kibboutz.

Et ma famille ? Mon grand-père a 31 ans quand l’armée d’Anders est constituée. Je peux supposer qu’il remplit les conditions. Cela ne l’oblige pas à abandonner les siens car de nombreux soldats polonais emmenaient leur famille avec eux.
À dire vrai, je l’imagine mal prêt en découdre, une éventualité à prendre en compte même s’il a l’intention de déserter. Mais je dois me garder de tout anachronisme. Et transposer en 1941 le caractère que je lui connaissais alors qu’il avait atteint 70 ans, celui d’un homme à la vie tranquille et aux habitudes réglées, en est un.
Que ma perception soit juste ou non, si j’en crois le récit de mon grand-oncle Kuba, ma famille n’a fait aucune tentative pour rejoindre l’armée d’Anders.

L'armée d'Anders début 1942. Source : Wikipedia
L’armée d’Anders début 1942. Source : Wikipedia

Reprenons à Tachkent

Des vies minuscules. Quelques graines de pavot parmi des milliers. Telle est ma famille dans le flux des migrants qui se dirigent vers l’Asie centrale soviétique en cet été 1941. À présent que j’ai placé cette étape de leur périple en perspective, je vais pouvoir vous décrire la suite : quelle est leur vie à Tachkent ? Et après Tachkent ? C’est à suivre dans un prochain billet.

Léa de Kokjengak

(1) John Goldlust, “A Different Silence: The Survival of More than 200 000 Jews in the Soviet Union During World War II as a Case Study in Cultural Amnesia”, Australian Jewish Historical Society Journal, 2012.
(2) Amnesty International, « “Réfugiés en Australie : Nous sommes des âmes mortes dans des corps sans vie” ».
(3) Ibid., p. 30.
(4) Ibid., p. 30, reprenant Norman Davies et Anthony Polonsky, “Jews in Eastern Poland and the URSS (1939-1945)”, Introduction, p. 32, Palgrave Macmillan UK, 1991.
(5) John Goldlust, ibid., p. 31.
(6) Ibid., p. 34, citant Zyga Elton, Destination Buchara, 1996, pp. 188-189. Traduit de l’anglais.
(7) Ibid., p. 31.
(8) Ibid., p. 32.
(9) Ibid., p. 34.

8 Comments

  1. Frieda hassid

    C est une question que je me suis toujours posee. Pourquoi mes parents « libe res » de Siberie, juifs polonais, sont alles en Ouzbekistan ou je suis nee.
    Merci pour la reponse.
    J attends impatiemment le prochain bulletin

    Répondre
    1. Léa de Kokjengak

      Merci Frieda. L’histoire de ces Juifs polonais « sauvés » par l’URSS est peu connue et il existe peu de livres sur le sujet, en raison de plusieurs facteurs. C’est ce qu’explique cet article, qui s’intitule pour cette raison « A Different Silence ».

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  2. Esther (Keitelman) Achenbaum

    Bonjour Léa, mon père Yeheskel Keitelman était un écrivain yiddish. Il était en URSS pendant la guerre comme votre famille. Aussi Polonnais. Il y a 2 livre en yiddish dans le Spielberg yiddish digital library qui peut bien vous intéresse. Il parle de ses périples à Tashkent. Je ne me souviens pas si vous lissez le yiddish. Vous pouvez les trouves la

    http://www.yiddishbookcenter.org/search/collection/%22Yiddish%20Book%20Center%27s%20
    Spielberg%20Digital%20Yiddish%20Library%22/person/%22Keitelman%2C%20Jechezkel%22

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    1. Léa de Kokjengak

      Bonjour Esther, merci pour cette info ! Quelle chance d’avoir eu un père écrivain yiddish ! Je ne lis malheureusement pas le yiddish. Ses livres sont-ils traduits en français ou en anglais ?

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      1. Esther Achenbaum

        Non malheureusement. Mais je croit que le dernier « Ouf dem Veg qan Uman » parle de Taskent. Ce sont des histoires court, fiction, mais du vécue. Tu peut le télécharger sur le site que je t’ai envoyer.

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