Dans les épisodes précédents
Septembre 1939 : Varsovie, la ville de ma famille, est bombardée, envahie par les Allemands. La voici partie pour Bialystok et, de là, transportée en pleine Sibérie, dans la ville de Tcheliabinsk.
Découvrez le billet précédent
Commencez le récit depuis le début
Fuir le froid sibérien
Tchielabinsk et son froid terrible… Pas du goût de ma grand-mère Lonia qui, paraît-il, « porte la culotte ». Elle décide qu’ils doivent rebrousser chemin, repartir pour Bialystok.
Mais voici qu’à une centaine de kilomètres de Moscou, par où le train doit transiter, montent des membres du NKVD, la police politique soviétique. Ma famille est arrêtée et renvoyée à Tcheliabinsk. On lui fait signer un document stipulant que 5 années de prison seront son lot si elle tente à nouveau de partir.
Ma famille n’est pourtant pas prisonnière. Pourquoi ces menaces de rétorsion ? Assurément, sous le régime du goulag et de la productivité à marche forcée, abandonner son travail constitue un délit grave.
Retour à Bialystok
Ils font tout de même une seconde tentative – réussie (voir la carte des déplacements). Avant cela, deux haltes : Moscou, alors épargnée par la guerre, où ils passent 3 jours. Puis ils arrivent à Kiev en Ukraine. Quantité de personnes qui, comme ma famille, ont signé un contrat de travail, tentent elles aussi de rejoindre Bialystok.
Nous sommes, d’après Kuba, mon grand-oncle, en mars ou avril 1940. Ses yeux d’adolescent voient l’aspect amusant de l’aventure. Les adultes, eux, sont remplis d’appréhension.
Avec l’épisode Tcheliabinsk, les idéaux socialistes qui, peut-être, leur ont permis d’espérer et de supporter faim et froid, se sont effondrés. Ils ont compris qu’il n’y avait pas d’avenir pour eux en Union soviétique. Ma grand-mère doit également trembler pour sa famille restée là-bas : ses parents Fichel et Etel Soura, ses sœurs Manye et Tseche… Leur projet est de repartir à Varsovie une fois la guerre terminée.
J’aimerais apporter quelques précisions sur Bialystok, fruit de mes toutes dernières recherches. Cette ville, devenue un centre de l’industrie textile au 19e siècle, est alors un des principaux foyers de concentration juive. Quand elle passe sous domination soviétique, l’afflux est considérable : la population passe de 107 000 à 400 000, parmi lesquels 70 % de Juifs qui ont fui la partie occidentale de la Pologne – notamment Varsovie et Lodz. Dont ma famille. Bien qu’aucune donnée précise n’existe, il est vraisemblable qu’en juin 1940 la ville compte plus de 250 000 Juifs(1).
Destination : inconnue
A Bialystok, mon grand-père se souvient d’un officier venu d’Allemagne. Il haranguait les passants pour dissuader ceux tentés de revenir dans leur Pologne natale, à présent occupée par les nazis. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.
Le 27 juin 1941, en violation des protocoles secrets du Pacte germano-soviétique, l’Allemagne nazie s’empare de Bialystok. La ville compte alors environ 50 000 Juifs demeurés sur place qui ne vont pas tarder à connaître un sort funeste.
Et ma famille ? Retournons quelques mois en arrière, une nuit de l’été 1940. En juin, si j’en crois les souvenirs de mon grand-oncle. Alors que mon grand-père, sa femme et son fils, son frère et ses parents ont rejoint Bialystok depuis seulement un ou deux mois, le NKVD surgit avec une liste de noms. J’ignore où la scène se déroule. Peut-être ma famille occupe-t-elle avec d’autres une des nombreuses synagogues que compte la ville, comme elle l’a fait quelques mois plus tôt. Ceux qui figurent sur cette liste doivent partir immédiatement. Ils vont pouvoir rentrer chez eux !
Comment a été établie cette liste de noms ? Quelque temps auparavant, peut-être à leur arrivée, les autorités soviétiques ont fait remplir un questionnaire à ces centaines de réfugiés fraîchement afflués dans la ville. A l’issue de la guerre, souhaitent-ils retourner chez eux ou devenir citoyens soviétiques ? On l’aura compris, ma famille a choisi la première option.
Ainsi l’odyssée reprend. Ils voyagent une semaine en train. A quel moment finissent-ils par comprendre qu’en guise de retour dans leur foyer, c’est la déportation qui leur est échue ? Comme à tous ceux qui ont coché la case du retour au foyer. Après le train, ils naviguent par voie fluviale, puis rejoignent des camions.
Où se trouvent-ils à présent ? Pourquoi ont-ils été floués ? C’est ce que, dans la limite de ce qu’ont permis mes investigations, j’expliquerai dans un prochain billet. Une chose vous apparaît déjà : l’expression « un mal pour un bien » n’a peut-être jamais été employée avec plus d’à-propos.
Léa de Kokjengak