#7 Le froid et les arbres pour geôliers

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Bialystok, Tcheliabinsk en Sibérie, puis à nouveau Bialystok. Un an à peine s’est écoulé depuis le début de la guerre, et mon grand-père et sa famille ont déjà changé trois fois de point de chute, parcourant plus de 300 kilomètres. Une nuit de l’été 1940, le NKVD vient les chercher. C’est le début d’un long périple en train, en bateau puis en camion, dans l’ignorance complète de leur destination…

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Dilemme du dîner

Pour son anniversaire, une mère juive offre à son fils deux cravates : l’une, disons, bleue et l’autre lie-de-vin. Au dîner de shabbat suivant, il  arbore fièrement la bleue. La maman s’écrie : « Je le savais ! Tu n’as pas aimé l’autre ! »

Un ami m’a demandé pourquoi je me passionne pour l’aventure de ma famille maternelle sans dire un mot de la paternelle. Question de préférence ? Comme le jeune homme aux cravates, j’ai commencé par quelque chose. Certains éléments ont aussi joué leur rôle pour que mon récit s’ouvre sur l’équipée maternelle.

Rendez-vous manqué

Atteinte d’un cancer, la mère de ma mère est morte peu avant ma mise au monde. Dans mon esprit de petite fille avide du récit de sa naissance, l’idée d’une transmission vitale a pris corps. Ce lien fort et fantasmé, l’impression aussi d’un rendez-vous manqué me donnent envie d’en savoir davantage sur son histoire.

Relier les points

J’ai aussi interrogé mon père sur ses propres parents, et les lacunes de ce côté sont – me paraissent ? – plus rares. Mais quand je questionnais ma famille maternelle, l’enchaînement des événements semblait m’échapper comme du sable entre les doigts : approximations et contradictions ; flou ; phrases toutes faites qui finissent par figer les événements en mythes. Ils m’ont donné envie d’en découdre.
Et puis il y avait ces noms mystérieux qui surgissaient telles des îles inconnues. Comme « république des Komis ».

République des Komis aujourd’hui. Source : www.ladepeche.fr © Carte idé.

Un peu de géographie

Avez-vous déjà entendu ce nom improbable ? Lorsque j’en parle autour de moi, il ne fait écho chez personne. Même ma mère semble douter quand je lui rappelle que ses parents y ont été déportés. Il est plus simple de dire qu’ils étaient en Sibérie et c’est peut-être l’histoire qui lui a été contée. Car les deux régions ont un aspect commun : un froid… sibérien.

La république des Komis est traversée par le cercle arctique, ce qui suffit à me figurer les températures redoutables qu’a dû endurer ma famille. Et si je remplace l’imagination par le tangible, j’apprends qu’elles pouvaient descendre  jusqu’à -47 degrés(1).

La république des Komis est un peu plus petite que la France. Son nom vient de ses habitants, peuple finno-ougrien. Elle fut conquise par la Russie à partir des 15e et 16e siècles et, à l’époque qui nous intéresse, fait partie des républiques socialistes soviétiques depuis 1936. Elle appartient encore aujourd’hui à ce qui est devenu la Fédération de Russie.

Froid et faim

C’est là que, de Bialystok où ils s’étaient réfugiés, mes grands-parents, les parents de mon grand-père, son frère, son fils ont été déportés par les autorités soviétiques (voir la carte des déplacements). Ils y sont demeurés un an, de l’été 1940 à juin ou juillet 1941. Leur logis : de simples baraques en bois dans un village au milieu de la végétation. Des koulaks (paysans aisés) eux aussi déportés par les Russes les avaient construites.

La surveillance était inutile : ils n’avaient nulle part où fuir. Dans quelle partie de ces confins soviétiques se trouvaient-ils ? Je l’ignore pour le moment.
Une flammèche de chaleur dans cette hostilité glacée : c’est lors du voyage entre Bialystok et la République des Komis que mon grand-oncle Kuba a rencontré sa future femme, Genia (Janette, en français). Sur place, les deux familles habitaient des pièces contiguës. Je dois aux souvenirs vivaces de ma grand-tante quelques détails qui me permettent d’imaginer leur quotidien.

Chaque famille avait une pièce d’une vingtaine de mètres carrés prévue pour six personnes, avec trois lits, chacun accolé à un mur. Ils n’avaient pas de cuisine et préparaient les repas devant la construction de bois. Tous les jours, raconte-t-elle, le commandant faisait irruption et ouvrait grand le bagage que chacun avait glissée sous le lit, éparpillant les effets.

Le chant des forêts

Le plus pénible aux yeux de Genia était l’absence d’espoir. Ils n’imaginaient pas pouvoir partir un jour. La nourriture était insuffisante. Tous les membres de la famille travaillaient. Ils devaient abattre des arbres, aussi bien les hommes que les femmes. Improvisés forestiers, ce qui n’était pas sans péril. Genia et ma grand-mère Lonia chantaient pour se donner du courage. Dans un documentaire, « Saved by deportation », d’autres Juifs polonais déportés – en Sibérie – ont raconté ces chants dont ils peuplaient le silence pour combattre le désespoir.

Chacun (disons-le : chaque prisonnier) était chargé d’une tâche en plus de son travail. D’après Genia, mon grand-oncle Kuba attirait la sympathie. On l’avait affecté à une mission moins pénible, se rendre à la rivière pour puiser l’eau et la distribuer au commandement, dans les baraques, au réfectoire… Le chargement était tiré par un cheval. D’après Genia, son amoureux n’excellait pas à cette tâche.

Un hôpital avait été organisé, et un médecin de Varsovie offrit à Genia de travailler comme infirmière pour lui éviter l’abattage des arbres. Golda, la mère de Genia, était affectée à la distribution des rations de nourriture. Elle avait trouvé le moyen de donner un peu plus à la famille de mon grand-père et à la sienne, ainsi qu’aux familles nombreuses. Mais Golda fut dénoncée et sa fille, renvoyée à son premier labeur.

Les autorités russes convoquaient souvent le père de Genia. Ils demandaient à cet ouvrier des abattoirs quel métier il avait exercé en Pologne, s’il n’avait pas possédé une boutique, ce qui lui aurait donné le statut honni de bourgeois. Ils interrogeaient aussi sa femme et ses enfants pour recouper leurs dires.

Autre épisode que mon grand-oncle a gardé en mémoire : le jour de Kippour, les nombreux Juifs religieux du camp sollicitèrent un jour de repos. Ils proposaient trois ou quatre jours supplémentaires de travail en compensation. Le commandant – Juif – refusa. Ceux qui passèrent outre furent punis de plusieurs années d’emprisonnement.

Ma famille était bien prisonnière. Dans un camp de travail ? Peut-on parler de goulag ? J’évoquerai dans le prochain billet ce que mes recherches et mes lectures m’ont permis de déduire. Un nouvel apport à l’histoire familiale que, après plusieurs semaines de silence, je promets imminent…

Léa de Kokjengak

(1) Températures qui peuvent être atteintes en janvier-février d’après l’universitaire Ekaterina Shepeleva-Bouvard, « Culture et propagande au Goulag soviétique (1929-1953). Le cas de la république soviétique des Komis », thèse de doctorat soutenue en 2007 à l’université de Lille III.

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