#5 Petite mémoire et grande histoire

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Quand les nazis s’emparent de Varsovie en septembre 1939, mes grands-parents juifs partent avec leur famille vers l’est de la Pologne, envahi par les Russes. Ils réussissent à franchir le no man’s land qui sépare les deux territoires et parviennent jusqu’à Bialystok. Ils y séjournent quelque temps, trouvant refuge dans des synagogues.

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Se souvenir de Modiano

Un événement littéraire m’impose une halte dans mon récit. Patrick Modiano, l’écrivain de la mémoire fragmentée, celle des années de guerre, vient d’être couronné prix Nobel.

Qu’une entreprise littéraire menée sur toute une vie sur ce thème soit ainsi reconnue et récompensée m’émeut. Il est un des premiers écrivains que j’ai lus sur ce sujet. Lequel n’est pas la guerre elle-même, mais la mémoire floue, amputée, et la quête nimbée d’une inquiétante étrangeté pour la compléter.

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Rien n’est illuminé

J’en viens ainsi au cœur de ma motivation. Que signifie pour moi l’histoire de mes grands-parents durant la guerre pour que je désire la raconter ici ?

La jeune écrivain Frederika Amalia Finkelstein appartient comme moi à « la troisième » – entendez « troisième génération après la Shoah ». Dans « L’Oubli », premier roman paru de cette rentrée littéraire 2014, elle parle de ce que cela lui fait d’avoir eu des grands-parents qui l’ont côtoyée.

Happée par cette mémoire familiale qui menace de l’engloutir, elle est résolue à lui tourner le dos.  » Je souhaite qu’on me fiche la paix avec cette histoire, qu’on la raye de ma vie une bonne fois pour toutes car c’est le seul moyen que j’ai de survivre. » « Les traces peuvent nous ensevelir. C’est la raison pour laquelle je veux oublier. »

Sortir par la porte, entrer par la fenêtre

Moi je ne me sens pas la proie de cette histoire. Du moins pas de cette manière radicale. Mon mouvement premier est d’oublier. Les objets, les rendez-vous, les événements. Et recueillir les traces du passé, remonter le courant est aller contre ma nature.

Oublier, c’est prendre le risque d’« être agi ». Les événements tragiques, les ruptures peuvent continuer à faire sentir leurs effets à travers les générations s’ils ne sont pas dits, sus. C’est du moins les présupposés de la psychogénéalogie, et ils correspondent à ma conviction intime.

Mener cette recherche me donne aussi le sentiment de partir en quête de mon identité et de ma place. Que les contours de ma réalité vont gagner en netteté. En m’appropriant le passé, le présent cessera peut-être de m’échapper. Et le terme « racines » a-t-il assez de pertinence pour que je puisse affirmer qu’en plongeant plus profondément les miennes, je gagnerai en solidité ? Illusion, tout cela ? Peut-être…

Tcheliabinsk (hiver 1940)

Reprenons le cours du récit. Mes grands-parents et leur famille ont rejoint Bialystok, à présent sous domination soviétique. Comment subsistent-ils ? Sans doute grâce à la générosité des habitants juifs sur place, peut-être des institutions caritatives. N’oublions pas en effet que la population juive est prédominante à Bialystok. Elle dispose certainement de ses associations et structures. Mais cette situation ne peut perdurer et ils doivent à présent gagner leur vie.

Des bureaux de recrutement proposent du travail dans la Russie profonde. C’est ainsi que mes grands-parents signent un contrat de 3 ans pour travailler à Tcheliabinsk, grande ville industrielle de Sibérie. Ils s’y rendent sans doute en train avec le reste de la famille, puisque c’est plus tard en train qu’ils feront le chemin inverse (voir la carte des déplacements).

Quel travail leur est confié ? Quel est leur quotidien mis à part le froid effroyable qu’ils doivent affronter ? Mon grand-oncle Kuba, dont je tiens ce récit, ne donne aucun détail. Ce que je sais de Tcheliabinsk, en attendant des recherches plus approfondies, est ce que m’apprend Wikipedia. « Durant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs usines de la partie occidentale de l’URSS sont évacuées devant l’avance allemande, et en partie transférées à Tcheliabinsk. C’est le cas des usines Kirov et Ijorski de Léningrad et de l’usine de moteurs diesel de Kharkov. Elles constituent avec l’usine de tracteurs de Tcheliabinsk un immense complexe de production de chars de combat, surnommé Tankograd. En 1944, ce dernier emploie 60 000 travailleurs. »

Est-ce dans une de ces usines qu’est affecté mon grand-père ? Ses parents, sa femme travaillent-ils avec lui ? Et son frère Kuba, qui n’a alors que 15 ans ? Impossible de le dire. Ce que je sais : d’autres Juifs polonais ont alors séjourné et travaillé à Tcheliabinsk dans leur fuite devant la menace nazie. 
Dans son livre pour enfants Mamie Anna, Camille Sztejnhorn raconte l’histoire de sa grand-mère qui fuit la Pologne quand la guerre éclate. Elle aussi se retrouve à Tcheliabinsk. Elle travaille dans un chantier avant de réussir à se faire engager dans un atelier de couture. J’ai déjà parlé de Mamie Anna. J’aurai certainement l’occasion de l’évoquer à nouveau tant sont nombreux les points de convergence entre son histoire et celle de ma famille.

Une certitude : Tcheliabinsk est une brève étape pour mon grand-père. Accompagné des siens, il ne tarde pas à reprendre ses bagages pour une autre destination…

Léa de Kokjengak

Usine de tracteurs de Tcheliabinsk. Source : Wikipedia.
Usine de tracteurs de Tcheliabinsk. Source : Wikipedia.

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