#10 Voyage en barge

Dans les épisodes précédents

Deux hommes ont accompli le même périple que mon grand-père et les siens. Chaïm Lonka et Shulem Rozenberg ont eux aussi été déplacés par les autorités soviétiques depuis Bialystok jusque dans la république des Komis.
Grâce à leur récit qui a été transcrit, je peux imaginer quel fut le trajet de ma famille jusqu’à ce terrritoire du Grand Nord.
Dans le dernier billet, j’ai laissé Chaïm et Shulem sur le point d’emprunter la rivière Vologda. Nous sommes en octobre 1939 et cela fait environ 2 mois qu’ils ont quitté Bialystok.

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En barge

Je devine ce qu’est une barge, pour avoir vu ces vastes bateaux à fond plat se mouvoir paresseusement sur la Seine. Peut-être en savez-vous autant que moi – certainement davantage. J’ai consulté le « Grand Larousse universel » dont voici la définition : « Embarcation poussée, tractée ou embarquée, destinée au transport des marchandises et n’assurant pas elle-même sa propulsion. » Celle où embarquent Shulem et Chaïm sont tractées par des remorqueurs.

Outre cette particularité, cela laisse supposer des conditions très spartiates. Aucune possibilité de s’abriter du froid, du vent ou de la pluie. Pour ma famille, les conditions ont toutefois dû être plus supportables que pour Chaïm et Shulem car la première a voyagé l’été, les 2 compagnons, en automne. Rappelons la destination glaciale prévue : le Grand Nord.

Les barges sont souvent organisées en convois, telles des caravanes fluviales. C’est certainement le cas ici, les deux amis évoquant plusieurs barges dans leur récit.

Un trajet-fleuve

Tout le reste du trajet jusqu’à la république des Komis est accompli dans ces barges. Le manuscrit de Jean-Claude Lonka, qui restitue le voyage des 2 hommes, évoque 4 étapes avant d’atteindre la capitale, Syktyvkar :

  • Sokol, dans l’oblast de Vologda, à environ 30 kilomètres au nord de Vologda. Pour l’atteindre, la barge emprunte la rivière Soukhona. « Là sont débarqués des produits utiles à la fabrication du papier », indique le manuscrit de Jean-Claude.
  • Tot’ma, à quelque 200 kilomètres environ, toujours sur la rivière Soukhona. « Là encore de la marchandise furent chargée et déchargée. Quelques hommes avaient négocié de descendre lors de cette escale pour faire des achats. »
  • Kotlas dans l’oblast d’Arkhangelsk.  Cette ville fut le noyau d’une région intensive du Goulag, forestière et ferroviaire, nommée Kotlag (1). « Des barges déchargèrent des troncs d’arbre et des produits pour la fabrication de la pâte à papier. Cette fois, aucun prisonnier ne put descendre. » Puis les barges empruntent une autre rivière, la Vytchegda.
  • Nouvelle étape : Urdoma, à 130 kilomètres au nord-est de Kotlas.

La dernière étape commune aux 2 compagnons et à ma famille est la capitale de la république des Komis, Syktyvkar. Chaïm et Shulem poursuivent leur route jusqu’à l’actuelle Vodny, au nord-ouest de Syktyvkar. Ma famille pose ses bagages plus près de la capitale, à seulement 75 kilomètres. Le nom de la localité qui lui est échue : Kyltovo.

De Vologda à Syktyvkar. Source : carte issue du « Grand Atlas encyclopédique du monde », Atlas Editions, 2012.

Hommes et marchandises

On le voit, les barges embarquent et débarquent des marchandises au fil des étapes. Elles souvent liées à l’industrie papetière, et donc à la transformation du bois : matières nécessaires à la fabrication du papier à Sokol ; troncs d’arbres et produits pour la fabrication de la pâte à papier à Kotlas.
Ce sont les prisonniers-passagers comme Shulem et Chaïm qui se chargent de cette tâche. Ecoutons ce que nous dit Jean-Claude Lonka :

Le débarquement des produits se faisait à la main, sans aucune sécurité. Des barques ou des radeaux s’approchaient de la barge et on y descendait des fûts. Le ravitaillement s’effectuait de la même manière et le marché noir était devenu la pratique élémentaire. Chacun y « gagnait », du prisonnier au simple soldat jusqu’à l’officier.

Les bateaux monde

La promiscuité régnait certainement. D’après le récit des 2 hommes, une barge pouvait rassembler jusqu’à 2 000 personnes. Le manuscrit de Jean-Claude Lonka donne également une idée de l’atmosphère à bord. Sans rendre idylliques ces mois de vie fluviale en communauté, il nuance une vision entièrement et naïvement misérabiliste :

Les sexes opposés étaient séparés, ce qui n’empêchait pas les rencontres. Les militaires ne firent rien pour empêcher les couples de se former.

A Tot’ma :

Sur les barges, des hommes avaient des instruments de musique tels que l’accordéon, le violon, la balalaïka et des fifres. Le soir venu, à la lueur des braseros, les musiciens jouaient, les hommes chantaient et la vodka coulait. Des groupes s’étaient formés, des enseignants donnaient des cours de russe, de polonais, de yiddish et même d’hébreu. Les passionnés d’échecs se retrouvaient à jouer avec des officiers. Parmi les prisonniers, les métiers allaient du tailleur au professeur d’université, du laitier au médecin. On trouvait également des artistes, des écrivains, des peintres, des danseurs. Ceux qui voulaient entendre une conférence sur la littérature n’avaient qu’à le demander à l’un des professeurs et, le soir venu, une conférence était donnée sur un écrivain russe, français ou juif.

Destination atteinte

C’est au début de l’hiver que Chaïm et Schulem rejoignent la république des Komis.
En lisant le manuscrit où leur odyssée est transcrite, je peux supposer qu’il leur aura fallu 4 mois pour accomplir tout le trajet depuis Bialystok. Et que ce temps se répartit de manière à peu près égale entre le train et la voie fluviale.
Au total, ils ont parcouru environ 2 400 kilomètres depuis leur départ en septembre 1939.

Quittons-les ici sans crainte : je sais qu’ils sortiront saufs de ces épreuves. Il est grand temps de libérer ma famille de cet empire du froid et de la faim qu’est cette république des Komis…

Dans la république des Komis de nos jours. Source : www.euronews.com

Léa de Kokjengak

(1) Roger Brunet, « La Russie : dictionnaire géographique », entrée « Kotlas », Paris, La Documentation française, 2001.

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