#14 Poser les bagages

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Libérés à l’été 1941 par les autorités soviétiques au titre de citoyens polonais, mon grand-père et les siens prennent la direction de l’Asie centrale. Tachkent est leur première étape.

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Voyages, voyages ?

Petite, j’avais remarqué qu’une grande partie de mes proches vivaient dans un périmètre restreint. Quand un déménagement avait lieu, c’était souvent pour un appartement d’un autre membre de la famille.
Le mouchoir de poche du onzième arrondissement de Paris renfermait-il tout l’univers et ses merveilles, comme dans la chanson de Trenet qu’écoutait ma mère, où le monde entier semble tenir dans une noix ?

Je suis moi-même peu nomade. De mon studio de jeune adulte, je pouvais rendre visite à mon père sans jamais traverser et l’habitation maternelle se trouvait à une station de métro. Tous dans le onzième arrondissement, bien sûr. En pays étranger, mes repères se floutent et mon plus grand plaisir réside dans le retour, qui redonne éclat au quotidien.

Connaissez-vous Cyrille Fleischmann ? Cet auteur n’a pas son pareil pour croquer avec tendresse et justesse le microcosme juif du Marais. Comme dans la nouvelle au titre ironique « L’aventure » :

Jean Simplemberg était né rue Caron. Il habitait rue Caron, ses parents avaient habité rue Caron en venant de Russie. À part les années de guerre, il n’était jamais sorti de Paris. Non seulement du quatrième arrondissement, mais même pas d’une centaine de mètres à gauche ou à droite, au nord ou au sud de son immeuble situé près de l’angle de la rue Caron et de la place du Marché-Sainte-Catherine(1).

Fleischmann pousse à son paroxysme la petite vie de ma famille, pourtant je la reconnais. Et si le mythe du Juif errant a la vie dure, à lire cette nouvelle, je me suis demandé si un lien existait entre immobilisme et « ashkénazisme ».

Le contraste entre cette formidable odyssée qu’a accomplie ma famille et le manque d’envergure géographique de sa vie d’après m’a longtemps surprise. Pourtant, c’est mal raisonner. Ce vaste périple n’a justement rien d’une aventure au sens des romans du même nom, avec toute l’exaltation que recèle ce mot. Les déplacements sont subis, voire forcés. Et c’est pourquoi peut-être, la guerre finie, ma famille a eu le goût de se fixer plutôt que celui de découvrir d’autres contrées.

De Tachkent à Kök-Janggak

Ce que je sais du voyage qui conduit ma famille à Tachkent se résume au récit de mon grand-oncle Kuba dans la vidéo familiale. Elle se déplace en wagons à bestiaux. Le trajet s’effectue en pointillé : elle prend un train, s’arrête dans une ville, prend un autre train. Il faut parfois attendre deux ou trois jours avant de pouvoir poursuivre. Mon grand-oncle Kuba estime la durée du trajet à environ deux mois – je prends cette donnée, impossible à vérifier, comme un ordre de grandeur.
Kuba a gardé un souvenir merveilleux de Tachkent. Dans le film où il raconte son arrivée dans la capitale ouzbek, il évoque des palmiers, un climat chaud : le paradis, comparé au froid rigoureux de la république des Komis qu’il laisse derrière lui. Souvenir aussi merveilleux que bref. D’après mon grand-oncle, ils demeurent deux ou trois jours près de la gare. Puis ils signent un contrat pour travailler dans un kolkhoze voué à la production de coton.

Sur ce point, le récit de Kuba ne me semble pas très clair. Dans un des entretiens filmés, il parle d’un kolkhoze ouzbek mais la localisation qu’il indique, près de Jalal-Abad, implique qu’il se trouvait au Kirghizistan, autre république soviétique. Dans un autre, il omet le kolkhoze pour passer à l’épisode suivant : la mine de charbon où il part travailler avec les siens, également située près de Jalal-Abad.

Je n’ai pas pour l’heure la possibilité de rétablir les faits. Il existe sans doute – il a du moins existé – des traces du passage de ma famille en Asie centrale, des archives. Mais je ne les ai pas en ma possession et ignore s’il est possible de se les procurer.

Cette contradiction dans le récit de mon grand-oncle me rappelle qu’un témoignage comme le sien, 60 ans après, ne saurait être fidèle en tout point. J’incline à penser que les grandes lignes sont fiables, en raison de la précision avec laquelle les lieux sont nommés, les événements décrits. De plus, les archives familiales que j’ai pu réunir confirment ses dires. Mais je dois admettre le risque d’inexactitude et d’erreur que comporte mon récit, puisqu’il repose essentiellement sur cette source.

D’après mon grand-oncle, ils travaillent quelques mois dans le kolkhoze. Puis ils partent pour la localité de Kök-Janggak près de cette ville dont je vous parlais, Jalal-Abad. Pour quelle raison ? Je n’ai hélas aucune information à ce sujet.

Rendez-vous dans cette ville minière d’Asie centrale dans le prochain billet de « Pain au pavot de Varsovie ».

Kök-Janggak près de Jalal-Abad au Kirghizistan. Source : Google Maps.

Léa de Kokjengak

(1) Cyrille Fleischmann, « L’aventure » in Retour au métro Saint-Paul, Paris, Librio, 2001.

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